1962-2012.
Algérie : qu’ont-ils fait de leur indépendance ?
En apparence, tout est calme. Trop sans doute. À Alger, à Oran et dans le bled, ce calme apparent évoque plus la résignation et le renoncement que la confiance. L’Algérie devait fêter a minima, ce 5 juillet, le cinquantenaire de son indépendance, comme si les autorités faisaient le dos rond, trop heureuses d’avoir échappé au “printemps arabe” qui a bousculé leurs voisins tunisien et libyen, peu désireuses d’ouvrir les dossiers noirs de ces cinquante années – et plus – sur lesquelles elles ont bâti leur légitimité.
En France non plus d’ailleurs, cet anniversaire ne pouvait pas être célébré dans la sérénité. Pour des millions de Français, juillet 2012 ravive le souvenir du funeste juillet 1962, lorsque le général de Gaulle précipita le bradage de ce territoire français, lâcha les quelques garanties contenues dans les “accords” d’Évian signés à la hâte, abandonna à leur sort un million de pieds-noirs et de Français musulmans, dont des milliers furent massacrés ou disparurent à jamais. Ce demi-siècle écoulé reste, pour tous, marqué par la spoliation de leurs biens et des vexations morales et administratives répétées.
Des centaines de dossiers n’ont pas encore été réglés. Des Français parmi les plus modestes attendent encore leur dû, alors que certains projets de la nouvelle majorité socialiste n’augurent rien de bon (Valeurs actuelles reviendra sur ce sujet).
Si généreuse avec d’autres, la France ne le fut pas du tout avec ses compatriotes revenus d’Algérie. Si attentive à la justice à l’étranger, elle se montra injuste envers les siens. Donneuse de leçons, elle leur resta indifférente. La tache morale et la douleur de tant d’injustice persistent, comme en témoigne la mobilisation des associations qui entretiennent la flamme du monde rapatrié.
Ces querelles et ces peines ne concernent pas les Algériens d’aujourd’hui, à l’exception peut-être de la gérontocratie politico-militaire qui tient le pouvoir depuis cinquante ans. Son meilleur représentant est Abdelaziz Bouteflika, 75 ans, ministre dès 1962 à 25 ans, président élu en 1999, réélu en 2004 et 2009. Autour de lui, en activité ou dans l’ombre et les affaires, des caciques de la même génération entretiennent depuis cinquante ans la mémoire de leur “guerre de libération”, étouffant les velléités critiques ou les remises en question qui affleurent dans les médias et chez certains chercheurs courageux. Les moudjahidine (anciens combattants des années 1954 à 1962) et leurs descendants – les enfants et les petits-enfants touchent eux aussi des prébendes ! – sont devenus les gardiens de mythes auxquels n’adhèrent plus les nouvelles générations.
Dans ce pays riche peuplé de pauvres, qui aurait dû devenir le géant agricole et industriel de la Méditerranée, les trois quarts de la population (37,1millions d’habitants) sont nés après 1962 et près de la moitié a moins de 19 ans. Leurs préoccupations sont ailleurs.
Quelques mots de la vie courante résument les réalités de leur vie quotidienne : trabendo, pour le marché noir et les trafics qui permettent de s’en sortir (pour les petits) ou de s’enrichir (pour les gros) dans un pays contraint d’importer 90 % de sa nourriture et de ses biens manufacturés ; hogra, pour désigner l’arrogance et l’incompétence d’une administration pléthorique, omnipotente ; rachoua, la corruption, à tous les niveaux de la société, du petit agent administratif au décisionnaire qui contrôle les conteneurs dans le port d’Alger ; harraga, qui désigne ces désespérés qui brûlent leurs papiers pour fuir leur pays et risquent leur vie en traversant la Méditerranée ; visa, sésame si convoité et presque inaccessible, qui permet de quitter l’Algérie, pour s’installer et revivre ailleurs ; boulahya, qui renvoie aux “barbus”, ces musulmans radicaux qui voudraient dicter leur loi et y arrivent, comme en témoigne la disparition progressive des débits de boissons, des cinémas, des maillots de bain, des autres religions.
La grande mosquée Bouteflika coûtera 1milliard d’euros
L’Algérie peut au moins se réjouir d’avoir échappé aux violences qui viennent de bouleverser les autres pays arabes. Deux facteurs expliquent cette évolution contrôlée, étrangement calme, alors que tant de choses, dans ce pays fragile et fatigué, pourraient donner lieu à révolte, sinon à révolution : l’argent des hydrocarbures et les “années noires” du terrorisme islamiste. Les ressources tirées du pétrole et du gaz sont colossales, dopées par la hausse des cours. Elles assurent à l’État algérien une richesse que les autres, dans cette région, n’ont pas. La réserve constituée (près de 183 milliards de dollars) enrichit une partie de la nomenklatura et sert de régulateur social. Quand la colère gronde, comme au printemps 2011, on ouvre le robinet : détaxe de produits de base, hausse de 30 à 50 % des salaires des fonctionnaires, lancement de grands travaux… Le chantier pharaonique (1 milliard d’euros) de la future grande mosquée d’Alger (400 000 mètres carrés, avec un minaret de 300 mètres de haut) en est le meilleur exemple : la “mosquée Boutef” pourra accueillir 120 000 fidèles.
Sur place, tout le monde le reconnaît : « Si les Algériens n’ont pas bougé en 2011, c’est parce qu’ils gardent dans leur mémoire vive le souvenir encore trop douloureux de la décennie terroriste. »
Entre 1991 et 2000, le pays a connu une atroce guerre civile qui fit entre 120 000 et 150 000 victimes. Dix ans plus tard, malgré la concorde civile décidée par Bouteflika à partir de 1999 – ou à cause d’elle – , les dossiers restent ouverts : ceux des islamistes radicaux qui basculèrent dans le terrorisme le plus brutal pour imposer la charia ; ceux des militaires éradicateurs qui menèrent une répression brutale pour sauver le pays des salafistes. Des crimes de guerre ou contre l’humanité ont été commis dans les deux camps. Ce passé n’a pas été apuré. La société algérienne vit avec, ce qui explique le désenchantement ambiant et l’énorme abstention (60 %) lors des législatives du 10 mai dernier.
Résignés, les gens préfèrent la stabilité à l’aventure islamiste
L’échec des islamistes légaux à former une majorité et la reconduction au pouvoir du FLN et de ses alliés ne valent pas brevet d’adhésion au régime. Résignés, les gens préfèrent la stabilité et espèrent toujours grappiller les miettes du système. “On attend le départ de la génération Bouteflika”, entend-on souvent à Alger. Au mieux, si Dieu lui prête vie (Bouteflika a déjà été hospitalisé trois fois au Val-de-Grâce), son mandat actuel s’achève en avril 2014.
Un observateur courageux résume, dans l’entretien qui suit, cette Algérie contrastée du cinquantenaire, entre résignation et indignation : l’écrivain Boualem Sansal, figure emblématique de ces Algériens lucides, plus nombreux qu’on ne le croit. Fidèles aux promesses immenses de leur pays, indifférents aux oukases du régime, ils savent toujours accueillir avec chaleur l’étranger de passage, surtout le Français. Ils le font dans les meilleures traditions “de là-bas”, celles que tant de nos lecteurs connaissent et regrettent ou que certains découvriront bientôt, dans le cadre du voyage exclusif Valeurs actuelles-Ictus du 15 au 22 septembre prochain. Frédéric Pons
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Photo © AFP