Sur le chantier situé à l’angle des rues Myrha et Léon, les ouvriers ont cessé le travail. Au milieu de la foule qui occupe le carrefour, trois hommes arborant un brassard “Sécurité” dressent des barrières, indiquent la déviation aux voitures qui déboulent. En quelques minutes, la portion de la rue Myrha située entre les rues Léon et Stevenson est fermée à la circulation. Sur le trottoir d’en face, trois policiers avancent mollement en observant la scène. Le vendredi est jour de prière pour les musulmans du quartier qui se pressent à la mosquée Khalid Ibn Walid, située au numéro 28. Plein à craquer, l’édifice refoule par centaines des fidèles qui installent alors leurs tapis de prière à même le bitume. Dans la rue voisine, la mosquée Al Fath est victime de la même affluence, rejetant sur les trottoirs un flot qui s’étend jusque sur le boulevard Barbès. Le service de sécurité concède le passage à quelques piétons, mais fait les gros yeux. Dans un café en bas de la rue, un homme peste : “On ne peut pas bloquer un quartier comme ça. Même les habitants qui rentrent chez eux sont regardés de travers.” Sur le perron de sa boutique de téléphonie, Hamou tempère : “Le quartier s’arrête durant la prière. C’est ennuyeux, mais il n’y a pas d’autre solution pour l’instant.”
Informelle à l’origine, aggravée par la fermeture de la mosquée Adda’wa du quartier de Stalingrad qui a provoqué l’afflux de centaines de musulmans, la situation est devenue la règle. Une atteinte à la laïcité de l’espace public dont la mairie a pris acte : “C’est évidemment inacceptable, reconnaît Daniel Vaillant, maire socialiste du XVIIIe arrondissement. D’une part pour les fidèles qui ne peuvent pratiquer leur culte dans la dignité, mais aussi pour les citoyens qui ne bénéficient plus de leur liberté d’aller et venir.”
Avec près de 200 lieux de culte musulmans sur les 2 000 que compte le pays, la région parisienne n’est pas la plus mal lotie : “Ce n’est pas le nombre de lieux qui pose problème mais leur taille, détaille Merzak El Bekkai, secrétaire général du Conseil régional du culte musulman. Bien souvent, une salle de prière ne dépasse pas 80 m2.” Un constat qui jette une lumière crue sur la loi du 9 décembre 1905, fondement de la laïcité : si elle garantit le libre exercice des cultes mais renonce à tout financement, elle occulte la pratique de ceux qui ne disposent pas de moyens. Entre leur attachement à la laïcité et la réalité du terrain – mais aussi un électorat musulman non négligeable –, de nombreuses municipalités ont alors opté pour un traitement réaliste : “Il ne faut pas se voiler la face, explique Daniel Vaillant. L’islam n’est pas riche à Paris, ce qui peut ouvrir la voie à des financements privés dont on ne peut établir la traçabilité. C’est une réalité sur laquelle on ne peut fermer les yeux.”
Le recours au bail emphytéotique (qui permet à une mairie de louer son terrain pour 99 ans moyennant un loyer modique) a permis, dès les années 70, de déplacer l’islam dit “des foyers” (salles de prières dans les foyers de type Sonacotra) vers des lieux autonomes. Des associations de fidèles ont mis en place sur ces terrains, parfois avec le soutien de fonds étrangers, des projets de “grandes mosquées” ou “mosquées cathédrales” (Mantes- la-Jolie, Evry…). Leur financement est en outre facilité par des subventions : “La mairie agit généralement sur le levier culturel, détaille Fabrice Marache, qui réalise un documentaire sur la construction de la “grande mosquée” de Poitiers1. Elle peut par exemple allouer des subventions à l’association culturelle qui gère le lieu en raison de la présence d’une bibliothèque ou d’une salle de cours.”
D’autres mosquées sont financées en totalité par des fidèles associés à des bailleurs privés, comme à Poitiers où l’UOIF finance 75 % de la construction. Mais une troisième formule existe : “De nombreux musulmans cherchent l’indépendance vis-à-vis des financements étrangers, poursuit le réalisateur. Cet islam dit “des pavillons” consiste alors en de petites unités de quartier, des maisons qu’une association loue ou achète pour organiser son culte.” A Paris, la mairie du XVIIIe a imaginé un système hybride : financé par la municipalité à hauteur de 22 millions d’euros, le centre culturel laïque (Institut des cultures d’islam) revendra une partie de ses locaux (700m2), pour quelques millions d’euros seulement, à une association cultuelle privée qui en fera un lieu de prière. Respectueux de la loi de 1905, ce système permet de sortir de l’impasse tout en contournant le bail emphytéotique, souvent assimilé par les tribunaux à une subvention. Le pari n’est pas gagné : si les responsables de la mosquée Al Fath se réjouissent du projet, le recteur de la mosquée Khalid Ibn Walid n’a pas encore manifesté sa volonté d’y prendre part.
En attendant la construction, à l’horizon 2014, la rue Myrha vit au rythme des arrangements entre municipalité, fidèles et riverains. Une situation surprenante, lorsque la police disparaît au profit du service de sécurité de la mosquée. Dans le quartier, on parle d’un accord tacite : “C’est informel parce qu’il est difficile pour le pouvoir d’Etat de contractualiser quelque chose d’illégal, éclaire Daniel Vaillant. Mais la police n’est pas absente.” C’est dans ces zones infralégislatives essentielles à la démocratie locale que s’enracine la sensibilité d’une mairie qui choisit de prendre en compte plutôt que d’interdire : “Les fidèles ne prient pas dans la rue par plaisir. J’assume donc cette cohabitation temporaire entre l’espace public et une démarche privée. Ce n’est pas bien, mais faute de mieux, on fait comme ça.”
A quelques kilomètres, l’association qui gère la mosquée de Puteaux se heurte à une mairie à la sensibilité différente. “Au départ, on nous a cordialement laissé prier dans la rue, tandis que nous recherchions un lieu plus grand, relate M. El Madani, secrétaire général de l’association. Mais fin 2008, du jour au lendemain, on nous l’a interdit.” S’il reconnaît le trouble, il constate le peu d’empressement de la mairie : “Nous avions trouvé un terrain, mais la mairie l’a préempté. Nous avons alors opté pour l’achat d’un bâtiment, que diverses pressions ont empêché. Après des années d’attente, nous avons enfin obtenu un permis de construire pour surélever notre mosquée.” Egalement liée à la configuration du bâtiment, cette lenteur révèle cependant une difficulté fréquente : “Les préfets ont saisi le problème, mais cela coince parfois au niveau des municipalités, résume M. El Bekkai. Il nous faut parfois une dizaine d’années pour obtenir un permis.”
Ces échafaudages municipaux témoignent de réponses politiques réalistes évoluant parfois à la lisière de la légalité, entre éthique et connaissance du terrain. Mais ces arrangements ne sauraient être valables sans la mise en avant des concepts laïcs qui les encadrent. En dépit de la proximité de certains musulmans avec des pays dans lesquels la séparation entre politique et religieux n’est pas établie, l’Etat laïc ne saurait devenir un bâtisseur de temples. “C’est un peu une leçon de droit appliqué à l’imprévu”, résume un riverain.
1. http://www.atelier-documentaire.fr
Source: lesinrocks.com
La prière peut très bien se faire chez soi, au chaud. Mais mieux vaut se regrouper dehors afin de bien se faire « stigmatiser » et surtout emmerder le monde dans les rues de Paris…
FDF