Riposte Laïque : Tu avais 20 ans en 1940, et tu étais trotskiste. Tu es pourtant entré dans la Résistance, comme FTP, alors que nombre de tes camarades de l’époque considéraient que les révolutionnaires n’avaient pas à choisir entre le nazisme et leur propre bourgeoisie. Comment expliques-tu, aujourd’hui, une telle incapacité de ces mouvements à différencier le fascisme et une démocratie bourgeoise ?
Louis Dalmas : A l’époque, les organisations trotskystes clandestines qui ont fusionné en 1943 souffraient de ce que Lénine a appelé “la maladie infantile du communisme”, c’est-à-dire le sectarisme. Ce sectarisme a pris la forme d’une assimilation au nazisme, non pas de la démocratie bourgeoise, mais de l’impérialisme, les deux étant considérés par certains de nos camarades, à l’époque majoritaires, comme deux ennemis à combattre en même temps.
Cette intransigeance les a conduits à poursuivre une bataille isolée et héroïque sous l’occupation, mais aussi à commettre l’erreur fatale de rester semi-clandestins à la Libération. Les “droitiers” – dont je faisais partie, étant membre des FTP communistes et du BCRA anglais – pensaient qu’il ne fallait pas sous-estimer l’importance de l’indépendance nationale, et qu’il fallait d’abord résister par tous les moyens (et ensemble) au nazisme, pour ensuite dénoncer l’impérialisme en participant à la vie politique du pays une fois le fascisme vaincu.
Malheureusement, après la Libération, nous n’avons pu assumer la direction du parti que trop tard, et fugitivement (pour participer aux deux premières campagnes électorales de la France libérée), avant d’être exclus par les sectaires en 1948. Viré du trotskysme officiel, et après avoir fondé le RDR avec Sartre, Camus, Claude Bourdet et l’abbé Pierre (qui était député à l’époque) – un parti d’intellos de bonne volonté qui a disparu rapidement dans les années 50 – j’ai cessé de militer dans une organisation politique tout en conservant mes sympathies d’avant-garde.
Riposte Laïque : Tu as traversé toute une partie du siècle dernier. Comment expliques-tu l’abandon de la défense de la Nation, de la République et de la laïcité par la majorité de la gauche, mais aussi toute une partie de la droite ? Quand ce virage a-t-il lieu, d’après toi ?
Louis Dalmas : Y a-t-il eu vraiment un “virage”, ou est-ce que les mouvances n’ont pas simplement retrouvé leur contenu naturel après la période exceptionnelle de la Seconde guerre mondiale ? La social-démocratie a un long passé de trahison de ses idéaux, et n’a fait que reprendre peu à peu sa tradition : prouver, quand elle arrive au pouvoir, qu’elle peut faire mieux que la droite en faisant la même chose. Quant à la droite, elle s’est progressivement détachée de l’héritage gaulliste en retrouvant ses habitudes réactionnaires, tempérées par l’évolution des mœurs et les réalités sociales. La gauche a gommé Jaurès en oubliant l’anti-impérialisme, la droite a gommé de Gaulle en oubliant l’indépendance nationale. Et les deux ont oublié ensemble la défense de la laïcité. On en est venu à gauche à vouloir supprimer le mot “socialisme” pour le remplacer par “démocratie”, et à droite à être les larbins de Washington. En un mot, gauche et droite “officielles” sont devenues, dans le cadre de la démocratie bourgeoise, les deux rives du même marécage centriste.

Riposte Laïque : Tu as fondé, il y a treize ans, le journal Balkans-infos, devenu B. I., en pleine guerre civile yougoslave. Pourquoi cette initiative, et quelles sont les axes de cette publication mensuelle ? Et pourquoi ce changement de titre ?
Louis Dalmas : En tant que journaliste, j’ai constaté dans les années 90 la partialité des comptes rendus de l’éclatement de la Yougoslavie. Les Serbes étaient systématiquement rendus responsables de tous les malheurs et de tous les crimes. Il m’a semblé de la plus élémentaire logique que dans ce genre de conflits, il ne pouvait y avoir un côté tout blanc et l’autre tout noir. Avec un groupe d’amis, nous avons fondé ce journal pour rétablir l’équilibre de l’information. En cours de route, nous avons découvert une multitude d’approximations, de falsifications, de manipulations des médias qui ont illustré une formidable machine de propagande, dont les objectifs stratégiques avaient été fixés longtemps à l’avance. L’Allemagne, le Vatican et les Etats-Unis conjoignaient leurs efforts pour éliminer un grand pays orthodoxe, qui n’avait pas abjuré le socialisme comme les autres pays sortis du glacis soviétique, et qui était un obstacle sur la grande route de communication entre le nord de l’Europe, la Méditerranée et le Proche-Orient. Nous nous sommes rendus compte que la guerre dans les Balkans marquait une consolidation de l’hégémonie américaine, garantie par la transformation de l’OTAN (qui n’avait plus de raison d’être en raison de l’explosion de l’URSS) en bras armé du colonialisme de Washington.
Notre journal est totalement indépendant de tout gouvernement, parti ou organisation. Personne ne le finance, ses ressources proviennent de ses abonnés. Son comité de rédaction est pluraliste, composé de membres d’opinions variées, venant d’horizons différents. Mes réponses à tes questions sont des avis personnels, qui ne représentent pas une “ligne” du journal. En fait, cette “ligne” est faite de trois cibles, sur lesquelles tout le monde s’est mis d’accord : 1) l’impérialisme américain et les méfaits du mondialisme ; 2) le fanatisme religieux, de toutes les religions ; 3) les manipulations des médias et les mensonges de la propagande. Dans le cadre de ce consensus, le journal est une tribune libre, ouverte à toutes les expressions intéressantes.
Son titre est passé, il y a quelques années de “Balkans-Infos” à “B. I.” parce que nous avons voulu déborder le problème yougoslave pour élargir notre créneau aux événements mondiaux, et ne plus nous limiter à la dénonciation du racisme antiserbe.
Riposte Laïque : Dix ans après le drame yougoslave, avec le recul, quelle est ta lecture de la politique américaine, et européenne, en Yougoslavie ?
Louis Dalmas : La Yougoslavie était une grande nation, une des fondatrices de l’ONU, leader du Tiers Monde avec Tito et Nehru, un modèle de pluralisme avec une cohabitation de plus de vingt nationalités. Pour son malheur, elle se trouvait au point de convergence de trois intérêts majeurs : ceux de l’Allemagne qui voulait se venger de sa défaite par les partisans de Tito et récupérer sa liberté de communication traditionnelle avec la Turquie et le Proche-Orient ; ceux du Vatican qui voyait d’un mauvais œil la présence d’un grand ensemble orthodoxe à côté de la Croatie catholique ; ceux des Etats-Unis qui voulaient se débarrasser d’un pays encore socialisant et installer une tête de pont militaire sur la grande voie de communication nord-sud (ce qu’ils ont fait avec le camp Bondsteel).
A la mort de Tito, ses successeurs ont répété le numéro des généraux d’Alexandre, ils ont commencé à se chamailler entre eux. Il était facile pour les trois puissances intéressées d’attiser les flammes de séparatisme que Tito avait étouffées et de provoquer l’éclatement de son fragile édifice fédéral. La preuve de leur intervention est que la guerre, et des milliers de morts, auraient pu être facilement évités : il suffisait à la communauté internationale de dire qu’elle ne reconnaîtrait pas les nations sécessionnistes.
Au lieu de cela, à la suite de l’Allemagne, les grandes puissances ont précipitamment reconnu la Slovénie et la Croatie, puis la Bosnie (créant avec celle-ci une nation musulmane au cœur de l’Europe). Ironie de l’histoire : elles ont fragmenté l’Europe en une poussière de petits pays dépendants (et continuent à le faire avec le Monténégro et le Kosovo) au moment ou d’autres ont l’illusion de fabriquer un continent homogène. Et pour parachever leur œuvre de division destructrice, elles ont inventé les prétextes leur permettant de déclencher la première guerre européenne depuis la Seconde guerre mondiale en bombardant les infrastructures civiles d’un pays qui n’avait attaqué personne.
Riposte Laïque : La critique de l’impérialisme américain fait partie des fondements de B. I.. Quel est ton regard sur des courants qui, sur cette position, pactisent ouvertement avec les fascistes islamistes, comme on l’a vu lors des événements de Gaza, parce qu’ils partagent le même adversaire ? Ne crains-tu pas que cette vision n’amène certains autres courants à gravement sous-estimer l’offensive politico-religieuse des fondamentalistes religieux musulmans ?
Louis Dalmas : Le problème du Proche-Orient est un problème très complexe, où l’on mélange de façon incohérente politique et religion. La position de la majorité de la gauche est propalestinienne, alléguant qu’Israël est un bastion de l’empire US. C’est vrai, mais cette soudaine sollicitude de la gauche pour les victimes arabes du Satan occidental est assez hypocrite étant donné la faiblesse de son anti-impérialisme ailleurs (notamment dans le soutien des nouveaux régimes en Amérique du sud, comme ceux de Chavez ou Morales), son acceptation tacite de l’encerclement militaire américain de la Russie et sa complicité avec la dénonciation par la propagande de Washington des “oppressions” chinoises des Tibétains et des Ouïgours.
De plus, le culte des droits de l’homme est un peu douteux chez des gens qui ont approuvé le bombardement de la Serbie, qui ignorent les exactions racistes albanaises au Kosovo et qui ne s’opposent pas aux massacres de civils en Irak et en Afghanistan. Et il devient carrément dangereux quand il se transforme en idolâtrie des minorités, car cela amène à cimenter des communautés fermées où la religion s’identifie à un groupe ethnique en le séparant du reste de la société.
De toute façon, il faut juger différemment la religion et la politique. Pour moi, la religion islamique est inacceptable pour beaucoup de raisons (déterminisme absolu de la parole divine, rédemption par l’élimination des infidèles, rigueurs inadmissibles de la charia, statut de la femme, etc.) Elle doit être combattue – comme toutes les religions – non pas comme croyance individuelle (chacun doit être libre de choisir sa foi) mais dans la mesure où elle passe du spirituel au temporel en fusionnant la religion et l’Etat.
On doit pouvoir s’opposer à son prosélytisme envahissant au nom de la laïcité sans susciter l’accusation d’islamophobie. Comme on s’oppose au sionisme ou au judaïsme en tant que confession politisée. C’est sur cet autre plan, politique, que le gouvernement israélien est criticable, comme tout gouvernement, et on doit pouvoir dénoncer ses erreurs ou ses crimes sans être taxé d’antisémitisme ou de négation de la shoah.
Cela dit, on ne peut que constater la répétition au Proche-Orient d’un processus bien connu : l’accumulation de mauvaises décisions met en route un engrenage d’incompréhension et de haine qui rend la solution de plus en plus difficile, et cet engrenage est bien entendu soigneusement huilé par les différentes religions qui veulent maintenir leur contrôle sur les populations. Ce qui fait qu’on n’est pas près de s’entendre.
Finalement, si je peux me permettre une comparaison en gros plan, j’ai l’impression que beaucoup de propalestiniens actuels ressemblent à pas mal d’anciens communistes prostaliniens : ils défendent publiquement une cause tout en étant secrètement bien contents de ne pas vivre sous le régime qu’établirait son application.…
Riposte Laïque : Tu as publié récemment un livre aux éditions Tatamis, préfacé par Roland Dumas, “le Crépuscule des élites”. Quel message veux-tu faire passer dans cet ouvrage ?
Louis Dalmas : L’idée principale est qu’un gouffre se creuse entre les dirigeants politiques, économiques ou culturels et leurs peuples. Les riches et les puissants vivent dans une planète à part qui n’a plus de commune mesure avec la notre. L’inégalité et l’injustice sociales ne cessent de croître et présagent des explosions futures qui risquent de faire de gros dégâts. Je viens aussi de terminer un autre livre, sous le titre “Le bal des aveugles”, qui traite un peu du même thème à la lumière de la crise actuelle, en y ajoutant des réflexions sur un élément qui manque au marxisme : une théorie des “grands hommes”. Comment apparaissent-ils ? Quel est leur rôle ? Comment infléchissent-ils l’Histoire ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a eu des Churchill, des Tito, des Staline, des Hitler, des Mao, des de Gaulle, des Gandhi, qui ont tenu en mains le sort de millions d’hommes ? C’est un sujet qui a peu été abordé et qu’il est intéressant de méditer.
Riposte Laïque : Comment voit-on le 21e siècle, quand on a connu la lutte contre le nazisme, contre le stalinisme, et tous les événements du 20e siècle ?
Louis Dalmas : Un siècle de troubles et de violences, provoqué par l’aveuglement des “élites”, leur passion du profit et leur stratégie de domination par la force, l’hypocrisie et le mensonge.
Propos recueillis par Pierre Cassen
Un exemplaire du mensuel B. I. est envoyé gratuitement à toute personne qui en fait la demande par poste à CAP 8, BP 391, 75869 Paris Cedex 18 ou par mail à lodalmas@wanadoo.fr Le livre “Le crépuscule des élites” peut être commandé directement aux mêmes adresses pour un prix de 15 € (au lieu de 19,90 € en librairie) réservé aux amis de “Riposte laïque”.
http://www.b-i-infos.com
source http://www.ripostelaique.com/Louis-Dalmas-directeur-de-BI-la.html