Dominique Thomas est spécialiste des mouvances islamistes à l’
École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
LCI.fr : Qui sont les al-shebab, qui détiennent désormais les deux Français en Somalie ?
Dominique Thomas : Leur nom complet est Haraka al-shebab el-moudjahidin, ce qui signifie en arabe « le mouvement des jeunes moudjahidin, ou « le mouvement de la jeunesse moudjahidin« . Ce sont de jeunes combattants djihadistes qui refusent toute ingérence extérieure en Somalie et rejettent tout ce qui n’est pas lié à l’islam. Il s’agit donc d’un mouvement islamo-nationaliste somalien.
Il s’est construit en récupérant une grande partie des jeunes militants des Tribunaux islamiques qui ont occupé Mogadiscio et le sud de la Somalie courant 2006 avant d’en être expulsés par l’intervention menée par l’Ethiopie. Après plusieurs réorganisations et scissions, le mouvement a été repris et plus ou moins structuré par des combattants étrangers venus de la Péninsule arabique, notamment le Yémen et l’Arabie saoudite, et du Soudan, ainsi que par des djihadistes au profil plus classique, comme par exemple Abou Mansour Al-Ameriki, un Américain musulman. C’est la première fois que les étrangers ont réussi à s’acclimater à la logique des clans somaliens. Cela permet à la Somalie de s’intégrer vraiment dans le djihad.
LCI.fr : On compare parfois les shebab aux talibans afghans.
D.T. : Comme les Tribunaux islamiques avant eux, ils pratiquent en effet un islam très rigoriste et très conservateur, qui tranche avec la société somalienne traditionnelle. Et comme les talibans, ils ont marqué une forte rupture, en interdisant par exemple l’alcool ou la drogue et en appliquant strictement la charia. Enfin, comme à Kaboul en 1996, ils ont été finalement bien acceptés par la population, fatiguée par les guerres civiles claniques et l’insécurité, dans les territoires qu’ils contrôlent. Même s’ils éprouvent parfois un ressentiment face à la rigueur de l’islam des shebab, les Somaliens apprécient la restauration de l’ordre.
Comme en Afghanistan et surtout en Irak, les shebab maîtrisent très bien la communication via Internet, ce qui est nouveau pour la Somalie. On ne pensait pas que c’était possible étant donné les difficultés du réseau dans le pays. Avec du matériel sophistiqué, mais abordable (téléphones satellites, ordinateurs portables…), ils ont réussi à diffuser des vidéos de camp d’entraînement, d’attaques contre les forces gouvernementales ou des testaments de kamikazes.
« Les_shebab
sont reconnus
par ben Laden » |
Dominique Thomas, chercheur à l’EHESS |
LCI.fr : Quels sont leurs liens avec Al-Qaïda ?
D.T. : Ils ont été reconnus par les leaders de la nébuleuse, notamment Oussama ben Laden et Ayman al-Zawahiri, comme leur seul représentant légitime en Somalie. Ils ont été cités plusieurs fois en exemple. C’est une garantie de respect. Ils ont ainsi acquis leurs « galons » de bons combattants auprès des autres mouvances islamistes.
LCI.fr : Ont-ils d’autres soutiens extérieurs ?
D.T. : Ils sont probablement soutenus par l’Erythrée dans le but de gêner son ennemi éthiopien. Le Yémen, où se trouvent beaucoup de réfugiés somaliens et de membres d’Al-Qaïda, leur apporte également une certaine assistance.
LCI.fr : Quels territoires contrôlent-ils aujourd’hui en Somalie ?
D.T. : Ils gèrent certaines parties de Mogadiscio et sont surtout implantés dans le sud du pays, à la composante islamique plus prononcée. Ils n’ont en revanche presque aucun lien avec les hommes du Nord.
« Les_shebab
se doivent
d’être irréprochables
sur la morale islamique » |
Dominique Thomas, chercheur à l’EHESS |
LCI.fr : Sont-ils liés à la piraterie qui sévit aux larges des côtes et aux revenus qu’elle génère ?
D.T. : Pas du tout. Au contraire. La piraterie est considérée comme contraire au djihad et ils n’en sont pas solidaires.
LCI.fr : Pourtant, il semble qu’une des revendications concernait la libération de pirates somaliens détenus en France.
D.T. : Cette revendication, qui n’est plus d’actualité, doit être prise avec prudence. Elle provenait en effet d’une source gouvernementale. Or les autorités ont intérêt à discréditer le mouvement pour le lier à la piraterie et non à la politique. Des liens familiaux ou claniques entre militants et pirates sont possibles, mais loin d’être certains. Surtout, comme la piraterie est proscrite par le djihad, les shebab n’ont pas intérêt à la pratiquer. S’ils veulent gagner la confiance des autres mouvances islamistes, ils se doivent d’être irréprochables quant à la morale islamique.
LCI.fr : Comment expliquer la confusion qui a régné plusieurs jours sur l’identité des ravisseurs et leur motivation ?
D.T. : Une chose est sûre : les shebab ne sont pas à l’origine de l’opération d’enlèvement. D’ailleurs, à ce jour, aucun communiqué officiel de leur part n’a confirmé qu’ils détenaient désormais les deux Français. Au-delà, difficile de vraiment en savoir plus, tellement la situation est compliquée en Somalie entre clans, familles, réseaux… Il est possible que, comme en Irak, des groupes enlèvent des cibles pour ensuite les négocier avec d’autres mouvements plus politiques.
« Les otages sont
une caisse
de résonance » |
Dominique Thomas, chercheur à l’EHESS |
LCI.fr : Comment s’annoncent les négociations ?
D.T. : Si ce sont bien les shebab qui détiennent les deux hommes, elles seront très dures. Elles porteront uniquement sur le côté politique, puisque l’aspect rançon les discréditerait auprès du reste de la mouvance. Or, pour les shebab, ces deux otages français sont une aubaine internationale. Ils vont les utiliser comme une caisse de résonance mondiale pour en faire un exemple et donc être adoubés définitivement par la mouvance islamiste internationale et obtenir de l’assistance financière et matérielle.